L’interview schizo devient un exercice de style quand un ouvrage est co-écrit par sept auteurs principaux. Et encore, la cinquantaine de DRH, experts et startuppers n’a pas été mise à contribution!
Charlotte, Pourquoi selon toi ce livre est intéressant à lire pour des RH ou des managers ?
Charlotte : Ce livre est une réflexion collective car il allie la diversité des points de vue et des profils (experts, chercheurs, DRH, managers, startupper…). Il met en lumière certains sujets dont il faut avoir
conscience, pointus ou sensibles. S’il permet de mieux saisir ce qu’est l’IA, il en donne aussi des applications. Finalement ce livre permet de s’immerger…. et de se poser les bonnes questions sur IA à l’amorce d’un chemin que nous n’avons pas fini de parcourir… ! L’impact de l’IA dans notre avenir sera grand avec un enjeu clé: allier l’IA aux enjeux humains pour qu’ensemble ils construisent du possible et du bien commun. Cela se fera grâce à des réflexions collectives… !
Charles-Henri, Luc Julia, créateur de Siri, affirme dans son livre provocateur que « l’IA n’existe pas « , quelles conséquences pour les RH selon toi, Charles-Henri, si cette affirmation est vraie ?
Charles-Henri : La réponse à cette question dépend bien évidemment de la conception que nous avons de l’intelligence, artificielle ou pas. Si l’accent est mis sur les dimensions créatives et émotionnelles de l’intelligence alors on peut en effet s’interroger sur la réalité de l’IA dans un certain nombre de solutions RH que l’on voit fleurir sur le marché et qui toutes affirment « embarquer « des modules d’IA. Si l’affirmation de Luc Julia est vraie, alors les DRH devraient être très vigilants avant d’adopter et de mettre en oeuvre dans les process RH toute solution affirmant relever de l’IA. Ils/elles devraient en particulier s’intéresser à la « boîte noire « et pouvoir évaluer finement la pertinence et la qualité des algorithmes utilisés.
Thierry, quelle devrait être la place selon toi, de la
fonction RH ?
Thierry : Je suis convaincu que la fonction RH doit « monter au front « pour contribuer à faire de l’IA une source de progrès social, et pas seulement économique. L’ouvrage met en évidence pléthore d’exemples à impact positifs, sur les clients, ou sur l’inclusion des collaborateurs – et pas seulement la destruction d’emplois. Je crois que la fonction RH doit défendre une certaine vision de l’intégration de l’IA dans l’entreprise, non pas parce que c’est possible techniquement, mais seulement lorsqu’elle est porteuse de valeur ajoutée pour les clients et les collaborateurs. Cela passe par :
- Éduquer les collaborateurs, notamment en développant l’esprit critique, et en ménageant la place pour l’intuition et la créativité ;
- Réfléchir aux transformations des organisations, et les piloter « avec et par « les hommes et les femmes ;
- Anticiper les impacts sur les métiers et compétences, par des stratégies de mobilité,« upskilling« ou« reskilling« … et ne laisser personne sur le bord du chemin;
- Préparer le corps social, et inclure les partenaires sociaux dès l’amont des réflexions ;
- Mettre en place les conditions d’une utilisation éthique de l’IA, qui notamment protège les collaborateurs
Charlotte Quel est pour toi l’enjeu majeur de l’usage de l’IA au service des RH?
Charlotte : La prise de conscience qu’une réflexion collective profonde doit venir en amont de la construction des outils IA. Il s’agit de bien anticiper les
impacts avant même le développement d’un outil IA: s’appuyer sur une diversité de points de vue, l’appréhension de la complexité… Aujourd’hui, cet enjeu majeur est insuffisamment adressé car il manque d’espace dans les entreprises pour une réflexion collective, un processus de maturation collectif. Peut-être que cela explique certains freins inconscients au déploiement de l’IA et le manque de confiance de certains utilisateurs… !
Timothée, l’IA au service des RH, oui, mais à quelles conditions ?
Timothée : L’IA peut bien entendu être au service des RH, mais pour cela, deux conditions doivent être réunies. Tout d’abord, l’IA doit nous permettre de nous concentrer sur « des tâches proprement humaines « , qui requiert des compétences comportementales de plus en plus pointues: écoute active, empathie, créativité, intelligence collective. Ceci explique d’ailleurs l’engouement pour les métiers de l’accompagnement comme le coaching.
Deuxièmement, il importe de « mettre de la conscience dans l’IA « autrement dit d’exercer notre esprit critique. En quoi est-elle vecteur ou non de progrès social? C’est d’ailleurs l’objet de notre livre. Il y a une nette différence entre le modèle wikipedia, gratuit, qui produit de la valeur, et de l’intelligence collective, et le modèle Facebook qui exploite nos données à des fins marketing, produit de la bêtise, et qui en période électorale, peut faire (ré)élire un Donald Trump. Plus que jamais nous avons besoin d’exercer notre esprit critique. Pour cela il faut beaucoup lire et écouter les personnes qui nous aident à prendre du recul, certains philosophes qui nous éclairent. Bernard Stiegler était l’un d’eux, mais il y en a beaucoup
d’autres.
Magali, L’IA pour tou.te.s est-elle vraiment possible ?
Magali :Ce livre nous donne tous les ingrédients pour y parvenir donc en soi oui cela est possible. Après c’est un peu comme les règles d’efficacité des réunions : ce n’est pas parce qu’elles sont connues que nous les appliquons ! On constate encore un certain attentisme au sujet de l’IA et de fortes disparités entre les entreprises ou en leur sein. Alors de là à anticiper vraiment la question d’une IA pour tou.te.s de manière à ne laisser personne sur le bord de la route nous n’y sommes pas encore.
Cela revient aussi à se poser la question de l’évolution de la place et du rôle de chacun.e. Chacun.e doit pouvoir avoir une place dans la réussite du Tout et le savoir. Cela revient également à répondre à cette question : à quoi
attribuons-nous de la valeur ? Que ce soit au sein d’une entreprise ou de
la société, la réponse ne peut pas être juste: le super cognitif et tout ce qui
est augmenté par la technologie dans une course à la compétition et au toujours plus. La notion de Care par exemple doit, pour équilibrer la donne, être enfin mise à sa juste place. Nous réussirons une IA pour tou.te.s si nous le voulons vraiment et si nous adressons enfin ces vraies questions.
Magali, le collaborateur augmenté sera-t-il forcément
plus heureux ?
Magali : L’IA apporte de réels avantages aux collaborateurs : réduction des tâches pénibles ou à faible valeur ajoutée, assistance dans la réalisation de tâches complexes, apprentissage facilité, gestion du quotidien prise en charge, etc. Le gain en confort est certain. L’essentiel est-il bien là ? Nous avons avant tout besoin de raison d’être pour le sens, de valeurs incarnées
pour le lien, d’un travail sur l’alignement des pratiques quotidiennes pour la confiance. Ces ingrédients sont d’ailleurs aussi des facteurs clés de succès pour le développement réussi de l’IA dans les organisations. Le développement des compétences socio-émotionnelles au niveau collectif et individuel augmentera notre self-awareness, dopera la collaboration saine, aiguisera notre esprit critique et notre ouverture à la nouveauté en conscience. C’est faire le choix de se rappeler que la véritable richesse n’est pas à l’extérieur mais à l’intérieur de chacun.e. Un véritable shift dans notre monde occidental.
Le collaborateur augmenté sera heureux s’il est augmenté humainement autant, voire plus, qu’artificiellement !
Gaëlle, dans l’ouvrage « L’IA au service des RH « tu nous parles notamment des chatbots. On a l’impression que pour toi leur usage en entreprise n’est pas synonyme de déshumanisation des relations entre collaborateurs ?
Gaëlle : Dans leur usage le plus connu, les chatbots sont des FAQ augmentées et interactives. En usage intra-entreprise, cela se traduit surtout par le fait de répondre aux questions courantes des collaborateurs
sur les procédures internes, leurs droits à congés…
Ces questions génèrent une double frustration : chez le collaborateur qui ne trouve pas de réponse immédiate à sa question, et chez le correspondant RH qui va devoir consacrer du temps à une tâche répétitive à faible valeur ajoutée. Supprimer cette double frustration pour dédier ce temps à des tâches plus intéressantes ou à des échanges plus constructifs, je crois
au contraire que ça réintroduit de l’humanité.
Et surtout, l’usage des chatbots va bien au-delà des FAQ et d’un aspect « productiviste «. Cet usage s’étend du recrutement à la prévention des risques en passant par l’onboarding et la formation. Il adresse donc des sujets profondément tournés vers l’humain, qui concourent à la qualité de vie au travail des collaborateurs.
Gaelle, donc l’intelligence artificielle n’est pas le diable ; est-ce donc au contraire la solution miracle ?
Gaelle : Je crois qu’il faut simplement considérer l’IA en général et les chatbots en particulier non pas comme une baguette magique mais comme une boîte à outils. Certes un outil très puissant car il conjugue des aptitudes de compréhension du langage naturel, mais aussi de collecte et d’analyse de la donnée, de diffusion intelligente (d’information, de tests, de questionnaires) et de matching. Les chatbots peuvent remplir des missions d’information, de formation, de prise de température, de remontée de feedbacks, de suivi de baromètres, de mise en relation. Couplés au micro-learning, ils peuvent contribuer à transformer des constructions mentales ou encourager à modifier ses habitudes ou son comportement. Les chatbots servent de vecteur et permettent une approche « nudge« consistant à être au bon endroit au bon moment pour répondre au besoin de l’utilisateur et s’adresser à lui dans sa spécificité. Enfin, le mode conversationnel est très engageant, à condition que l’utilisateur se sente en confiance et ait des garanties sur la collecte, l’usage et le stockage des données.
Thierry, si tu avais 1 seul enseignement clé à partager,
issu des différents entretiens et lectures que tu
as conduits à l’occasion de l’écriture de cet ouvrage
, quel serait-il ?
Thierry : Je dirais qu’il nous faut arrêter de fantasmer sur « l’IA forte « – c’est-à-dire l’ambition d’imiter le fonctionnement du cerveau humain : dans nos organisations au moins, c’est à la fois inutile et dangereux.
Inutile, car pour « augmenter « les capacités humaines ou organisationnelles, « l’IA faible « , c’est-à-dire spécialisée sur une fonction, « fait le job « : pour répondre aux clients d’une compagnie d’assurance la
nuit, étudier les rapports de vols pour recommander de la maintenance dans une compagnie aérienne, ou encore « booster « le développement pour tous. Dangereux, car je ne crois pas qu’il faille demander à l’IA de nous aider à écrire le futur. D’une part car ce n’est pas possible : les algorithmes travaillent sur des données existantes, c’est-à-dire représentant ce qui s’est passé : si ce mécanisme est très pertinent dans le domaine scientifique, pour par exemple diagnostiquer une maladie sur la base de toute l’expertise accumulée au fil des années, pour la plupart des entreprises, et dans un monde où les rythmes des changements s’accélèrent, les recettes de passé ne sont pas celles du futur. C’est à nous, les hommes et les femmes, qu’il convient d’écrire notre à-venir.
Quelle sera la place future, selon toi Charles-Henri, des DRH en cas de diffusion massive de l’IA dans les process RH ?
Charles-Henri : Comme dans de nombreuses autres professions, on s’interroge sur la pérennité du métier de DRH si la machine est capable de prendre en charge l’essentiel de l’activité d’analyse et de choix des actions à mettre en oeuvre. Ma conviction est qu’il est raisonnable d’imaginer que le DRH de demain saura utiliser à bon escient les apports de l’IA dans ses principaux domaines de responsabilités (GPEC, recrutement, mobilité, carrière, gestion de la performance, rémunération, études d’engagement, e-réputation..) mais il serait illusoire de croire que les outils d’IA et les robots les plus sophistiqués puissent remplacer à court terme, c’est-à-dire d’ici 2030, le DRH qui continuera à maîtriser deux compétences essentielles dans son métier : l’intuition et l’émotion.
Coordonné par MICHEL BARABEL, TIMOTHÉE FERRAS et
CHARLES-HENRI BESSEYRE DES HORTS,
co-écrit avec GAELLE BASSUEL, THIERRY BENETTO,
MAGALI MOUNIER-POULAT et CHARLOTTE DU PAYRAT et une
cinquantaine de contributeurs
0 commentaire