Charlotte du Payrat
Cette chronique a été initialement publiée sur le site de Harvard Business Review France.
Les exemples de Theranos et WeWork, véritables icônes déchues, montrent bien que nous sommes à un tournant : il est temps pour les investisseurs de prendre conscience de l’importance de l’intégrité de l’entrepreneur, tant pour la réussite du projet lui-même pour que pour la rentabilité de leurs apports.
« Fake it until you make it », c’est le mantra décomplexé de certaines start-up de la Silicon Valley pour capter l’argent surabondant de chercheurs d’or en quête de licornes. N’y a-t-il pas une dérive des valeurs lorsque tout devient permis pour convaincre des investisseurs et accéder à une apparence de réussite ? La start-up Theranos d’Elizabeth Holmes ou WeWork d’Adam Neumann en sont de parfaits exemples. Ces deux entrepreneurs, portés aux nues, ont levés des millions… aujourd’hui partis en fumée. Ce qui est frappant, dans ces deux exemples, c’est le manque d’intégrité des porteurs de projet, allié à une inconscience de la portée de leurs actes, à une légèreté égocentrée… Elizabeth Holmes a effrontément menti sur la validité de ses tests, quitte à mettre en danger de potentiels utilisateurs. Adam Neumann a quitté sans remords un navire dans la tourmente, en prenant soin de négocier un parachute doré de plus d’un milliard de dollars. Tous deux se sont en réalité révélé experts dans l’art de jeter de la poudre aux yeux. Maîtrisant parfaitement l’exercice de style demandé par les investisseurs, ils ont su cultiver l’apparence du succès. Pour ce faire, le marketing et la communication ont été surinvestis, au détriment des activités qui auraient pu permettre des réalisations plus concrètes, peut-être considérées comme moins « valorisables » (la recherche médicale, dans le cas de Theranos).
Une explication systémique
Il y a tout lieu de penser que ce manque d’intégrité des entrepreneurs sélectionnés par les investisseurs est d’origine systémique. A force de rêver à des gains irréalistes, les investisseurs finissent par se laisser prendre au jeu de personnalités mythomanes ou mégalomaniaques. D’autant que le processus de sélection et d’évaluation des entrepreneurs ne permet pas d’appréhender correctement les réalités auxquelles ils sont confrontés. En effet, les investisseurs sélectionnent les projets présentés par les entrepreneurs selon une logique causale et non une logique effectuale. Ces deux logiques sont notamment explicitées dans « Effectuation : les principes de l’entrepreneuriat pour tous un ouvrage », de Philippe Silberzahn :
– La logique causale vise à optimiser une activité (analyse, planification…) : un objectif clairement défini dans un contexte prévisible ;
– La logique effectuale s’intéresse à la création d’une activité : un contexte incertain ne permettant pas d’établir d’objectif précis.
Or, une étude sur l’entreprenariat a montré que les entrepreneurs expérimentés avaient tendance à privilégier la logique effectuale pour réussir. Ils s’appuient sur les opportunités émergentes, cherchent à convaincre des partenaires pour partager les risques, se fient à leurs intuitions dans leurs décisions, se montrent flexibles pour « pivoter »… A l’inverse, la sélection d’un entrepreneur par des investisseurs, à partir de la présentation d’un business plan, s’inscrit dans une logique causale. Pour convaincre, il s’agit pour l’entrepreneur de présenter les chiffres les plus séduisants possibles en mettant en avant d’avantageuses ressources à disposition et en réduisant l’incertitude – une réduction garante d’une maximisation des profits. On observe alors une sorte d’illusion, qui consiste à nier le vécu de l’entrepreneur ainsi que la forte imprédictibilité des événements auxquels il sera confronté dans l’avenir. Dans un tel contexte, les entrepreneurs les plus opportunistes peuvent être tentés de « vendre du rêve » aux investisseurs, comme l’ont fait Elizabeth Holmes et Adam Neumann.
Changer de prisme
Pour prendre en compte une logique effectuale, il est important d’éclaircir la démarche et l’intention de l’entrepreneur. Cet « angle » aurait peut-être permis d’éviter les échecs de Theranos et de WeWork. Leurs dirigeants ne cherchaient-ils pas avant tout une reconnaissance sociale ou des gains financiers plutôt que la réalisation concrète de leur projet ? Nous recommandons ainsi aux investisseurs d’accorder davantage d’attention aux dires et aux choix de l’entrepreneur plutôt qu’aux projections de gains hypothétiques. Pour cela, nous avons imaginé un autre processus (questionnements et interactions) pour mieux choisir et accompagner un entrepreneur.
L’intention de l’entrepreneur. Au-delà d’une volonté d’une reconnaissance sociale ou de gains financiers, la réalisation du projet de l’entrepreneur doit avoir un vrai sens. C’est le « pourquoi » du conférencier Simon Sinek. Il s’agit pour les investisseurs de décrypter le plus finement possible ses motivations profondes.
La démarche de l’entrepreneur. L’entrepreneur doit être en mesure de transmettre aux investisseurs la logique effectuale qui l’anime et donc d’expliciter sa démarche et son cheminement. Ainsi, après avoir interrogé son « pourquoi » fondateur, les investisseurs appréhendent son alignement au « comment » et au « quoi » (le cercle d’or de Simon Sinek).
Une coconstruction et une interaction sur-mesure. Une fois qu’ils ont choisi un entrepreneur, les investisseurs se positionnent comme des partenaires. Ils coconstruisent dans un jeu d’interaction sur-mesure avec lui. L’intelligence collective se joue au cœur des interactions qu’il s’agit de conjuguer au mieux. Dans leurs demandes ou leurs remarques, les investisseurs adaptent leurs critères de lecture à sa démarche singulière.
Un apprentissage « en marchant ». Parce que c’est lui qui porte la démarche, l’entrepreneur est le mieux à même de définir des délais et des objectifs, afin de tester ses intuitions dans un temps court et d’affiner ses décisions en fonction des résultats (pivoter, prendre davantage de risques…). Sa capacité à dire ce qu’il va faire et à le réaliser peut être ainsi jaugée par les investisseurs qui, bien entendu, toléreront aussi un certain nombre d’échecs, inévitables, liés à l’incertitude inhérente à l’entreprenariat.
Pour allier maximisation des gains et réussite collective, nous sommes convaincus que les investisseurs auraient tout intérêt à prendre en compte l’intégrité du porteur de projet. Afin de mieux le soutenir dans sa démarche et d’avancer vers un but commun de concrétisation durable du projet, ils auraient aussi beaucoup à gagner à tenir compte de la logique effectuale.
Cette chronique a été initialement publiée sur le site de Harvard Business Review France. Retrouvez HBR France sur LinkedIn.
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